Ernestine est très croyante. À chaque fois qu’un prêtre vient célébrer la messe, elle se rend à la chapelle de centre d’accueil où elle vit. Des prières, elle en a beaucoup fait dans sa vie, car tant de fois elle s’est sentie exaucée. Mais cela ne l’a pas empêché de vivre de grandes déceptions. Elle a tant prié quand sa belle-fille souffrait d’un cancer, pour finalement la voir mourir à trente-six ans. Elle a tant prié quand le ménage de son fils et des ses trois enfants s’est effondré, pour devoir finalement accepter l’inévitable divorce. Elle a tant prié pour l’une de ses filles lorsqu’elle a appris son diabète sévère, et quelques années plus tard, son cancer du sein contre lequel la lutte continue. Elle a tant prié pour son mari qui est mort aux soins palliatifs, après plusieurs années de souffrance. Elle s’était sans doute imaginé une vieillesse paisible entourée de ses enfants, mais ceux-ci sont dispersés à travers le monde, et la voilà maintenant dans un centre d’accueil, au milieu d’inconnus qu’elle doit apprendre à connaître. Et elle s’ennuie, elle vit l’angoisse existentielle et le vertige de la mort qui approche.
L’histoire d’Ernestine reflète l’expérience de plusieurs. Et elle peut nous offrir une porte d’entrée dans le difficile récit de l’évangile selon Jean, appelé : la ressuscitation de Lazare. Selon la plupart des biblistes, ce récit a connu plusieurs rédactions avant de se retrouver dans les mains du rédacteur final de l’évangile. À l’origine, il s’agissait probablement d’un simple récit de miracle avec seulement Lazare et Marie comme personnages et où Jésus guérit un homme atteint d’une maladie mortelle, une guérison perçue dès le début comme une victoire sur la mort. Notons ici que nous parlons de ressuscitation et non de résurrection : Lazare devra mourir de nouveau, un peu plus tard. Mais Jean a développé ce récit en une catéchèse magistrale en ajoutant le personnage central de Marthe, et où sont présentés les grands thèmes de sa théologie : la foi, la maladie et la mort comme occasion pour Dieu de manifester sa gloire à travers Jésus, la vie et la résurrection comme étant liés à la foi en Jésus. Le résultat est un petit chef-d’oeuvre de composition. Mais un chef-d’oeuvre n’enlève pas notre difficulté : qu’est-ce que cette mort qui manifeste la gloire de Dieu? Qu’est-ce que ressusciter? Qu’est-ce que la vie en plénitude? Que signifie croire?
Commençons par une première question liée à un commentaire provenant à la fois de Marthe et Marie : « Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort. » Les deux femmes reprochent à Jésus d’avoir été absent. Même le narrateur du récit dit explicitement : « À la nouvelle de sa maladie, Jésus demeura donc deux jours à l’endroit où il se trouvait. » En d’autres mots, Jésus a voulu être absent. Cette absence évoque facilement notre vécu. Bien sûr, on peut y voir l’absence de Dieu, qui est en fait notre réalité quotidienne. Mais c’est aussi tout ce qui nous manque, tout ce que nous aurions souhaité voir arriver, et qui n’est pas arrivé. C’est le reflet d’une partie de la vie d’Ernestine. Ce sont tous nos vides, notre angoisse existentielle, quand nous acceptons le silence autour de nous et en nous, quand nous n’essayons pas de la dissimuler par le bruit et l’activisme, de le fuir en nous réfugiant dans le passé ou dans l’avenir. La réponse de Jésus à cette situation est déroutante et pose question : cette situation ne provoque pas la mort, mais vise à manifester ce qu’il appelle la « gloire de Dieu », expression que je préfère traduire par « qualité d’être extraordinaire de Dieu ». Que signifie tout cela?
On ne peut résoudre cette énigme sans examiner la vie même de Jésus. Nous ne savons pratiquement rien de sa vie personnelle, sinon que, lorsqu’il entreprend son ministère public qui durera à peine plus de deux ans, il a déjà perdu son père, Joseph. Mais la mission qu’il s’est donnée d’amener les gens à s’ouvrir à ce règne de Dieu est un quasi échec. Dans notre récit, il est sur le point d’être arrêté et exécuté. Thomas a beau dire que les disciples mourront avec lui, Jésus se retrouvera seul. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas exaucé toutes ses prières, s’il est vraiment l’enfant chéri de Dieu, comme le raconte le récit de son baptême. Qu’est donc ce Dieu, à la source de ce monde d’absence, de souffrance et de mort? Nous frappons ici un mur, à moins d’accueillir dans la foi que ce Jésus, qui a bu jusqu’à la lie les aléas de notre vie, est passé dans la vie en plénitude de la résurrection. Quiconque s’ouvre à ce monde dans toute sa profondeur, qui accepte la morsure de ses absences et l’angoisse existentielle qu’il fait surgir, connaîtra la qualité d’être extraordinaire de Dieu, à la suite de Jésus.
Avons-nous ici une explication de la souffrance et de la mort? Absolument pas. Tout cela demeure un mystère. Est-ce que cela éclairera Ernestine? Je ne sais pas. S’il en était autrement, nous ne parlerions pas de foi. Mais c’est de foi qu’il s’agit ici, justement. On indique une direction à suivre pour trouver la vie, sans avoir de preuve, mais un simple témoignage. Et cette vie en plénitude demeure un mystère, puisque nous ne savons pas exactement de quoi il s’agit. Alors que faire? Sommes-nous prêt à emprunter ce chemin inconnu jusqu’au bout, et à croire?
-André Gilbert, Gatineau, janvier 2011, extrait du site http://www.mystereetvie.com/