Se déplacer
Nous savons d’expérience en quoi consiste le fait de changer de place. Arriver en un lieu nouveau entraîne des ruptures. De nouvelles relations sont à inventer et la monde qui nous entoure change de couleurs : des manières de vivre sont à créer. Rappelez-vous les tournants qu’il a fallu prendre dans l’existence. Quitter le confort de la maison familiale pour trouver son autonomie lorsqu’on est jeune est un point de départ ; quitter sa ville ou son quartier à propos d’un changement professionnel est un déplacement qui n’est pas seulement géographique. Laisser un lieu pour un autre est une aventure. Très souvent l’union d’un homme et d’une femme s’accompagne de l’installation dans une ville nouvelle. Il s’agit d’un changement de vie radical : voilà qu’on est parti « pour le meilleur et pour le pire ».
Une révolution spirituelle
Il n’est pas insignifiant que le déplacement des apôtres soit souligné au moment où Jésus s’en va. Au jour de l’Ascension, « les onze disciples s’en allèrent en Galilée à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre ». Ce changement de lieu est une révolution dans la conscience religieuse de l’humanité. Les voilà au lieu où Jésus les attend, les voilà « au lieu de Jésus ». J’aime cette façon imagée que l’Evangéliste a trouvée pour dire la véritable condition humaine devant le mystère de Dieu. Ceux qui ont suivi Jésus, ceux-qui ont cru en lui – les disciples – découvrent, au tout dernier moment, le fin fond du message de leur Maître. Jésus s’en va et les voilà à la place de Jésus. La fête de la Trinité célèbre cette révolution spirituelle. L’homme désormais non seulement est invité à croire en Dieu, mais à reconnaître qu’il est lui-même non pas Dieu, bien sûr, mais à la place de Dieu.
Les apôtres avaient suivi Jésus pendant trois ans. Malgré la lenteur à comprendre que Jésus leur reprochait, ils voyaient bien que lorsque le Maître se penchait sur les malades ou lorsqu’il parlait – aux foules ou à eux-mêmes – Il était dépassé par un Autre (« une force sortait de Lui »). Ils devinaient qu’il s’agissait d’un souffle qui ne lui appartenait pas mais sans lequel il ne serait pas lui-même. C’était un peu comme les feuilles sur les branches ; elles semblent danser par elles-mêmes En réalité elles sont inertes sans le vent qui les agite en soufflant comme il veut. En le regardant prier, ils étaient intrigués par ce mot Père qui lui venait si souvent sur les lèvres. « Mais enfin ! Montre-nous le Père » lui demandait Philippe. Sans doute, en posant cette question, l’apôtre s’attendait-il à voir s’ouvrir les cieux et être transporté en extase dans les hauteurs. Pas du tout ; la réponse de Jésus invite son interlocuteur à regarder devant lui : « Qui me voit, voit le Père ! » Au contact de Jésus ils en étaient venus à percevoir que rencontrer ce charpentier de Nazareth, porté par un souffle qu’on appelait Esprit, était inséparable de Dieu qu’il nommait « Père ». En rencontrant Jésus, intuitivement ils savaient qu’ils rencontraient Dieu. A la dernière heure, à l’heure de l’Ascension, « quand ils le virent, ils se prosternèrent », même si « certains avaient encore des doutes ».
A la frontière du ciel et de l’histoire
D’expérience, ils croyaient – au sens le plus fort du mot – qu’ils étaient avec Dieu en ce point de l’espace bien précis : « En Galilée, à la montagne » et non au milieu des anges dans un univers fabuleux et mythique. Ils avaient encore à entendre ce message surprenant. Ils étaient à la place de Jésus. Comme lui, ils avaient à vivre en étant conscients qu’entre le ciel et la terre, à la charnière de la terre, de l’histoire et de ce qui dépasse l’histoire et la terre, l’homme est pris – plongé, baptisé – dans le mystère de la Trinité. Le Baptisé dit « Notre Père qui es aux cieux ». Mais, où qu’il soit, il sait qu’il est à la place de Jésus et qu’en ce lieu, l’Autre de la terre n’est pas ailleurs que là où le croyant ouvre les yeux. Le baptisé dit « Notre Père qui es aux cieux ». Mais il sait qu’en ouvrant les lèvres pour prononcer ce mot, l’Esprit se joint à son esprit. Il faut lire avec soin la seconde lecture : ce texte de Paul est éblouissant. « Poussés par cet Esprit, nous crions vers le Père en l’appelant ‘Abba’ ! ». En un mot, à la suite de Jésus, à la place de Jésus, les Onze avaient à manifester que le Mystère de la Trinité est inséparable du mystère de l’Homme.
La nouvelle évangélisation
« Les onze disciples s’en allèrent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre…Et Jésus leur adressa ces paroles : Allez donc ! De toutes les Nations faites des disciples ! » Forts de cette parole, Jean-Paul II d’abord, Benoît XVI ensuite, parlent d’une « nouvelle évangélisation ». Il arrive qu’on traduise cette invitation en adoptant des comportements qui peut-être véhiculent une conception de Dieu plus païenne qu’évangélique. Pour désigner la façon dont parfois on répond à cet appel, les sociologues parlent de « retour du religieux ». On désigne par là une façon * de rendre particulièrement spectaculaire notre appartenance à l’Eglise. On multiplie les rassemblements, on rend visibles les fonctions cléricales. L’encensoir est manié avec vigueur dans certaines célébrations. Pourquoi pas ? Mais en rester là risque de faire illusion. Tout cela peut masquer l’originalité chrétienne. Si nous croyons que nous sommes à la place de Jésus, si nous croyons qu’il faut se laisser guider par l’Esprit pour que nos paroles et nos actes soient incarnation du Verbe et fruits de la volonté du Père, il nous faut sans cesse être au point où l’on peut arracher la vie à ce qui la menace.
Nous traversons des temps de crise. Beaucoup souffrent du chômage ou de la précarité. Si nous sommes à la place de Jésus, ne convient-il pas d’inventer une vraie solidarité. Jésus, poussé par l’Esprit, habité par le désir du Père, fait reculer la maladie, arrache le suaire qui recouvre son ami Lazare, prend par la main ceux qui n’en peuvent plus, ouvre des horizons nouveaux à ceux qui encourent la réprobation publique. Les sondages ont révélé que, lors des dernières élections présidentielles, les catholiques étaient majoritaires pour approuver les programmes des candidats fustigeant l’étranger. Ce symptôme doit nous alerter. Sommes-nous vraiment à la place où jésus nous convoque ? Si nous voulons répondre à l’invitation de Jésus, si nous voulons être à la place où Jésus nous attend, nous sommes invités à nous interroger. Peut-être des déplacements sont à opérer dans nos façons de voir ou dans nos comportements.
Michel Jondot, extrait du site http://www.dieumaintenant.com