extrait du site https://www.la-croix.com
Dans l’Évangile de Jean, Jésus dit: « Je vous donne un commandement nouveau: c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. À ceci, tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples: si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (13, 34-35).
Quand Jésus a-t-il prononcé ces mots?
Ce « commandement » est donné par Jésus à un moment crucial de son existence, lors du dernier repas, à l’occasion de ce que les spécialistes appellent le « discours d’adieu ». Après avoir lavé les pieds de ses disciples, un geste d’accueil habituellement accompli par un esclave pour le confort des hôtes de son maître, puis désigné le traître Judas, Jésus, conscient de son destin, s’avance vers la croix. Et c’est à ce moment-là qu’il ouvre un nouveau chemin. Il opère un renversement des valeurs: l’amour illimité qu’il manifeste en allant à la croix est le fondement de l’amour qu’il exige de ceux qui ont choisi de répondre à son appel. Si l’Évangile de Jean est surnommé « l’évangile de l’amour », c’est parce qu’il insiste fréquemment sur ce que le Catéchisme des évêques de France appelle « la racine de la vie chrétienne ». L’amour du prochain y est présenté comme inséparable de l’amour de Dieu. Ainsi, cette vie nouvelle n’abolit pas la loi de Dieu telle qu’elle est exprimée dans l’Ancien Testament: elle l’intègre et la dépasse.
Quelle est l’origine d’un tel commandement?
Le caractère inséparable de l’amour de Dieu et du prochain est clairement affirmé par la tradition juive à laquelle Jésus appartient. On en trouve l’expression dans le Décalogue qui résume en « Dix paroles » (ou « Dix Commandements ») la loi donnée par Dieu au peuple d’Israël (chapitre 20 du Livre de l’Exode ou au chapitre 5 du Deutéronome). Les trois premières paroles présentent les commandements de l’amour de Dieu, tandis que les sept autres s’attachent à l’amour du prochain.
Jésus assume pleinement cette tradition. À un docteur de la loi qui lui demande: « Quel est le grand commandement », il répond: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et le second lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Matthieu 22, 37-38). Ce qui est nouveau, c’est l’exemple de sa propre vie que Jésus met en avant. La clé de son appel réside dans le « comme je vous ai aimés ». Lui qui a guéri, accueilli, réconforté, pardonné, donne ainsi la mesure de tout amour fécond: un amour sans limite, qui ne compte pas, qui ne retient rien, jusqu’à risquer sa vie. Ce que Jésus exprime encore en ces termes: « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jean 15, 13). Ce faisant, il radicalise ainsi les exigences de la loi d’origine. C’est ainsi que Jésus invite à aimer aussi ses ennemis: « Vous avez appris qu’il a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien! moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux » (Matthieu 5, 43-44). Il pousse le commandement d’amour à l’extrême.
Aimer ses ennemis, n’est-ce pas irréaliste?
À vue humaine, oui. Pourtant, Luc, en situant l’exhortation à l’amour des ennemis immédiatement à la suite des Béatitudes, fait comprendre que l’amour des adversaires est le trait spécifique des disciples du Christ. Jésus invite ses disciples à dépasser la logique de la réciprocité selon laquelle on aime ceux qui nous aiment et l’on déteste ceux qui nous haïssent. Il réfute une manière bien humaine d’établir des catégories, de diviser le monde en deux groupes, les amis et les ennemis. Il propose une manière de vivre autrement, en se référant à Dieu lui-même qui ne réagit pas selon la manière dont on le traite. Car Dieu « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Matthieu 5, 45). Source débordante de bonté, Dieu ne se laisse pas conditionner par la méchanceté de son vis-à-vis. Même oublié, même bafoué, Dieu continue à être fidèle à lui-même, il ne peut qu’aimer. Jésus le manifeste dans sa manière de se comporter avec ses bourreaux pour lesquels il implore le pardon: « Père, pardonne-leur: ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23, 33-34). À ses disciples, il donne sa force – son Esprit – pour qu’ils se comportent de même et témoignent par leurs gestes et leurs paroles de l’amour de Dieu à l’égard de tous et de manière inconditionnelle.
Qui est le prochain à aimer?
Spontanément, chacun est porté à venir en aide à ceux et celles qu’il aime ou qui lui sont proches. Or la loi d’amour bouleverse cette manière de voir comme en témoigne la parabole du bon Samaritain (Luc 10, 25-37) que Jésus raconte à un docteur de la Loi qui vient de l’interroger au sujet de la loi d’amour: « Qui est mon prochain? » À la fin du récit, Jésus reprend l’interrogation de son interlocuteur mais en l’inversant en lui demandant: « Qui a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits? » Le prochain n’est plus l’autre à aimer, parce que sa proximité exige que je l’aime: le prochain est celui dont je décide de me faire proche. L’amour ne s’arrête pas aux relations avec son entourage. « Les liens de famille, bien qu’ils soient importants, ne sont pas considérés comme absolus, parce que la première vocation du chrétien est de suivre Jésus en l’aimant », lit-on dans le Catéchisme de l’Église catholique (§ 462).
Pour aimer vraiment, ne faut-il pas s’aimer d’abord soi-même?
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là », dit effectivement Jésus dans l’Évangile de Marc (12, 28-31). Aujourd’hui, on constate une très forte exigence d’être aimé, d’être reconnu dans sa singularité, dans sa particularité. « La question de l’estime de soi se pose dans notre société, où le sujet est en crise d’identité, renvoyé à lui-même pour se construire sa propre identité » reconnaît le P. Remi de Maindreville, jésuite et rédacteur en chef de la revue Christus (1).
« Il est vrai, poursuit-il, que sans estime de soi, il est très difficile d’aimer les autres, et aussi d’avoir une relation avec Dieu. » Pour autant, à ses yeux, il s’agit de « prendre soin » du prochain comme de soi-même, d’en prendre le temps et les moyens. Ainsi, exercer la patience envers soi permet de devenir meilleur. Prendre soin de son corps, de ses goûts, dit le jésuite, est « une manière de s’aimer qui est nécessaire ». Au-delà des exigences immédiates, des émotions et des sensations qui entraînent chacun, il s’agit de « sortir du narcissisme, s’adoucir, se rendre plus réceptif, plus disponible, dépasser ses propres réflexes, se mettre à la place de l’autre et de sa façon d’envisager la vie, vouloir pour l’autre la même justice, la même tendresse que pour moi, lui accorder écoute et attention ».
D’où un véritable art de vivre évangélique, ouvert à tous.